Lucky Love : «La normalité, c’est d’avoir un handicap, toutes les personnes en ont un, voire plusieurs»
Lucky Love, habillé en Louis Vuitton pour la cérémonie d’ouverture des JO Paralympiques. PAR_LUCKY LOVE_JO_VUITTON_ENZO ORLANDO _
Le grand public l’a découvert lors de la cérémonie d’ouverture des JO Paralympiques. La musique de Lucky Love est saluée à travers le monde par des milliers de fans et des icônes comme Lana Del Rey, Cardi B et John Galliano. Un an après son single Masculinity – devenu un manifeste de résilience en Ukraine et un hymne LGBT aux États-Unis –, le chanteur-compositeur français, d’origine kabyle et britannique, livre son premier disque.
Une rapsodie musicale composée sous le ciel de Los Angeles, intitulée I Don’t Care If It Burns («peu importe si ça brûle»), qui nous plonge dans une atmosphère cinétique d’orgues d’église et de guitares étincelantes, de synthés et d’explosions rythmiques. Luc Bruyère, de son vrai nom, est passé par toutes les disciplines artistiques avant d’arriver à la musique. Arts plastiques, danse, cinéma, photographie, mode…
Après avoir intégré l’école d’art Saint-Luc, à Bruxelles, il a collaboré avec des plasticiens tels qu’Ólafur Elíasson. Comme danseur, il a brillé aux côtés de la chorégraphe Carolyn Carlson jusqu’à triompher sur la scène de l’Opéra de Paris, avec Marie-Agnès Gillot. Et, diplômé du Cours Florent, il a entamé une carrière d’acteur.
Lucky Love. –J’ai des chansons dans la tête depuis mon adolescence, quand j’écrivais des poèmes inspirés par Rimbaud et le livre Just Kids, de Patti Smith, sur son idylle avec Robert Mapplethorpe, dans lequel je me suis reconnu. La musique m’a suivi dans le cabaret parisien de Madame Arthur, où je me suis produit plus tard, travesti en «Vénus de mille hommes». Elle a rythmé mes nuits à Berlin, où j’ai vécu entre 2016 et 2022, écumant les galeries d’art et les boîtes gays. Elle a été une fidèle compagne à mes 14 ans lorsque, après avoir fait mon coming out, j’ai dansé dans ma chambre pour crier ma rage. De la techno à l’Ave Maria de Schubert, de Madonna à Freddie Mercury, en passant par le disco, la pop britannique de Bronski Beat et la techno bruitiste allemande, anges et diables ont traversé ma BO musicale intime. Jusqu’au jour où, à mes 25 ans, j’ai acheté un clavier : mes mélodies ont commencé à couler à flots.
La chanson I Don’t Care if it Burns est traversée par une grâce au bord de la brisure. Qu’est-ce qui l’a inspirée ?
L’idée m’est venue en écoutant Ghetto Reality, un vinyle enregistré par Nancy Dupree en 1969. Elle était enseignante de musique et dirigeait un programme pour enfants dans l’État de New York. Une sorte de Vivian Maier du son, qui a laissé une sublime œuvre derrière elle. Ses chansons, centrées sur la lutte des Noirs pour les droits civiques, sont interprétées par des chœurs d’enfants et résonnent comme des gospels blues. Ça m’a rendu ambitieux : j’ai eu envie de ces polyphonies vocales, et j’ai invité des chœurs de gospel.
J’ai des chansons dans la tête depuis mon adolescence
Lucky Love
Où étiez-vous lorsque vous avez composé la ballade Skid Row, le nom d’un ghetto de L.A. ?
Comme les autres chansons du disque, elle est née dans une villa de Los Angeles : la maison de l’actrice Megan Fox, un havre de paix baigné de lumière et de palmiers arborescents. Le studio d’enregistrement était installé derrière une baie vitrée, et, depuis cette vue sur L.A., on apercevait le ghetto de Skid Row : une cité d’anges déchus, en plein cœur de la ville, où s’entassent des milliers de sans-abri. En m’y aventurant, j’ai été rattrapé par mon passé. Ceux qui y habitent m’ont rappelé celui que j’étais à 15 ans, marginalisé. Jamais je n’aurais pensé atteindre le sommet. Skid Row est une chanson qui force à regarder la dureté des choses avec douceur. Car ce qui n’est pas facile à regarder n’est pas moche pour autant…
Qu’avez-vous éprouvé lorsque Thomas Jolly vous a invité à ouvrir la cérémonie des jeux paralympiques ?
Mon premier instinct a été de refuser. Je ne voulais pas être le «chanteur handicapé» qui vient se produire à la cérémonie des «handicapés». Je suis né sans le bras gauche. C’est ma réalité depuis toujours, et je ne me suis jamais perçu comme un handicapé. Pas plus que tous les êtres humains autour de moi. La normalité, c’est d’avoir un handicap. Toutes les personnes en ont un, voire plusieurs, même quand ils ne sont pas visibles. Le monde est trop concentré sur le visuel. Je ne voulais pas être représenté par mon manque de bras. Être handicapé signifie pour moi «être empêché de», mais beaucoup de personnes qui sont définies socialement par un handicap ne le sont pas. J’avais donc du mal à être le porte-étendard d’une idée institutionnalisée que je ne partage pas.
Qu’est-ce qui vous fait changer d’avis ?
En regardant la cérémonie des JO, je me suis rendu compte que la diversité était déjà au casting, pas que dans le visuel, mais aussi à travers la pensée, le son. La meilleure façon d’accepter la diversité est de la mettre en lumière. L’équipe créative l’a fait : nous raisonnions donc de la même manière. Ma performance devait mettre l’accent sur ce qui nous rassemble : j’ai donc réécrit le refrain de ma chanson Masculinity, en insérant l’expression « my own ability » («ma propre capacité»). Les metteurs en scène voulaient que j’apparaisse torse nu, mais j’ai chanté avec ma veste. Je l’ai fait tomber seulement à la fin, pour que les spectateurs voient que ma différence n’a aucun impact sur mon métier.
Le monde est trop concentré sur le visuel. Je ne veux pas être représenté par mon manque de bras
En simultané, le monde de la mode vous érigeait en icône, en faisant résonner votre voix sur les podiums…
Lors de la dernière Fashion Week, j’ai ouvert le défilé Gucci homme automne-hiver, à Milan, et le défilé Margiela printemps-été. J’ai toujours aimé la mode. La pochette de mon album est d’ailleurs signée Jean-Baptiste Mondino. J’y suis représenté comme un chevalier, nu dans un manteau à fleurs de lys doublé d’hermine.
I Don’t Care If It Burns, Belem Music.
En concert à Paris, le 21 novembre, à La Gaieté Lyrique, et les 24 et 25 mars 2025, à La Cigale.
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