Meurtri par la guerre, au bord du K. O. économique, le Liban a paradoxalement vécu une superbe saison tennistique grâce aux deux meilleurs joueurs de son histoire, Benjamin Hassan et Hady Habib, qui ont participé aux Jeux Olympiques et conduit leur équipe de Coupe Davis dans l’antichambre de l’élite. Comme un petit rayon de soleil, au milieu de la noirceur des bombardements.
Rémi Bourrières
La Coupe Davis a beau avoir perdu de son attrait auprès du grand public depuis son changement de formule en 2019 – sauf quand elle met en scène les adieux d’un géant -, elle n’en reste pas moins un marqueur fort de la santé tennistique d’un pays.
A en juger par ce critère, celle du Liban est florissante : habitué à végéter aux alentours du Groupe III depuis la création de son équipe nationale en 1957, le pays du Cèdre a passé la surmultipliée ces dernières années et jouera en février 2025, face au Pérou, une rencontre de Play-Offs du World Groupe 1, l’antichambre de l’élite mondiale.
La présence à ce niveau, presque miraculeuse pour une nation de moins de six millions d’habitants, meurtri par la guerre et par une situation économique désastreuse, fait du Liban, aujourd’hui, la première force tennistique du Moyen-Orient, devant les voisins égyptiens et israéliens dont la culture et l’histoire dans ce sport sont pourtant autrement plus fournis.
Un miracle ? A tout le moins un heureux concours de circonstances, avec l’éclosion tardive et simultanée de Benjamin Hassan (29 ans) et Hady Habib (26 ans), qui ont tous deux atteint leur meilleur classement ATP en 2024, respectivement 210e et 259e mondial. Un rang certes modeste à l’échelle des superstars qui vampirisent l’attention médiatique, mais qui reste le meilleur jamais atteint par des tennismen libanais. Avec, en ligne de mire à l’horizon 2025, le “cut” pour les qualifications des Grands Chelems, qui pourraient accélérer le conte de fées.
Benjamin Hassan lors des Jeux Olympiques de Paris 2024
Crédit: Getty Images
Hassan/Hady, symboles de la diaspora libanaise
L’histoire de leur pays, Benjamin et Hady, qui sont tous deux issus de la riche diaspora libanaise – le premier vit et a grandi en Allemagne, le second est né et vit aux Etats-Unis, même s’il a débuté le tennis au Liban – l’ont marquée à plus d’un titre cette année.
En août dernier, à Paris, ils sont également devenus les premiers tennismen libanais à participer aux Jeux Olympiques, grâce à une wild-card accordée au titre de l’Universalité.
Hassan a marqué l’événement en passant un tour aux dépens de Christopher Eubanks avant de s’incliner face à Sebastien Baez au tie break du troisième set, tandis qu’Hady a eu la chance, ou la malchance, de se heurter à Carlos Alcaraz au premier tour (6-3, 6-1).
Puis, en double, les deux hommes ont très honorablement résisté, au premier tour, aux futurs champions olympiques australiens Matthew Ebden et John Peers (7-6, 6-4). Encore loin du grand monde, et si proche à la fois…
Un mois plus tard, le duo extirpait le Liban du Groupe 2 de Coupe Davis en battant l’Afrique du Sud (3-1), dans une rencontre “à domicile” jouée en réalité en Egypte, au Caire, pour des raisons de sécurité liées au conflit entre le Hezbollah et l’armée israélienne qui ronge la région depuis des mois.
Pour les mêmes raisons, le Liban avait également joué au Caire sa rencontre de Play-Offs du Groupe 1, perdue en février contre le Japon. Les sept tournois ITF juniors prévus au calendrier en 2024 ont tous été annulés.
Comme tous les sports au Liban, comme la vie d’une manière générale, le tennis est à l’arrêt.
Au moment même où, peut-être, il s’apprêtait à connaître un décollage historique.
Par une malheureuse coïncidence calendaire, deux jours après la victoire de son équipe nationale dans ce barrage de maintien dans le Groupe 1, le Liban traversait l’un de ses épisodes les plus sanglants depuis le début de la guerre avec la série d’attentats aux bipeurs qui ont fait un total de 42 morts et plus de 3 500 blessés entre les 17 et 18 septembre, achevant de mettre le pays encore un peu plus à genoux.
“J’étais, ce jour-là, en train de donner un cours à l’Université quand on a entendu une énorme explosion.
J’ai accouru et, là, j’ai vu une personne en train de se vider de son sang, avec une main amputée, l’autre déchiquetée.
Cette personne, qui travaillait à l’accueil de l’Université, était membre du Hezbollah mais nous ne le savions pas.
Au départ, on ne comprenait pas trop et puis, on a vu : c’est son bipeur qui venait de lui exploser dans les mains”.
Finaliste des Petits As en 2023 sous les couleurs du Liban, Daniel a ensuite été sacré deux fois… champion de France, en 2023 chez les 13-14 ans et en 2024 chez les 15-16 ans.
Hady Habib défendant les couleurs du Liban à Paris 2024
Daniel Jade, la pépite envolée d’une Fédé en plein essor
A lui seul, le parcours de Daniel illustre à peu près tout du tennis libanais : son talent, son essor entrepris ces dernières années mais, aussi, ses limites.
“D’une manière générale, le sport n’est pas pris très au sérieux au Liban, les gens préfèrent faire des études et avoir un job ‘normal’, estime Hady Habib, qui a commencé pour sa part à 9 ans au Mtayleb Country Club, à Beyrouth. En tennis, c’est particulièrement compliqué.
Il n’y a pas de centre national d’entraînement. Quand les choses sont devenues plus sérieuses pour moi, à l’adolescence, je suis reparti aux Etats-Unis pour m’entraîner dans des académies.” “En l’état actuel des structures, je ne crois pas qu’il soit possible de former un joueur du top niveau au Liban”, tranche Sami Jade.
A son arrivée à la tête de la Fédération en 2016, Oliver Fayssal s’est pourtant évertué à développer un sport qui n’avait jamais vraiment pris la lumière au Liban, contrairement au foot, le sport-roi, ou au basket, dont l’équipe nationale masculine a participé à plusieurs championnats du monde dans les années 2000.
Formation de coaches, création de tournois, développement d’infrastructures (environ 400 terrains et 35 clubs affiliés aujourd’hui dans le pays), mise en place d’une union sacrée autour de l’équipe de coupe Davis pour “susciter l’intérêt des gens et générer des revenus”, il a instauré une vraie dynamique dont Daniel Jade est sans doute un produit, à l’instar de Lila Bachour (16 ans), qui joue elle aussi désormais sous les couleurs françaises.
“Malheureusement, les événements ont considérablement compliqué notre travail, se désole Oliver Fayssal, rencontré à Paris où il s’est réfugié au plus fort des bombardements.
Le plus grand impact sur le tennis a d’abord été la crise économique qui a fait perdre à notre monnaie 99% de sa valeur ! Ensuite, en 2020, il y a eu le Covid et les explosions du port de Beyrouth. Puis la guerre… En plus de ça, le tennis est un sport qui coûte cher et le gouvernement ne nous aide pas.
Pas plus que l’ITF et les Grands Chelems qui devraient faire beaucoup plus pour soutenir les petits pays comme le nôtre.”
A cela, il faut rajouter un problème de visas.
Le passeport libanais n’ouvre pas facilement toutes les portes et, à l’image de Benjamin Hassan (Germano-libanais), Hady Habib (Americano-libanais) ou Daniel Jade (Franco-libanais), ceux qui veulent percer dans ce sport fait de voyages incessants ont intérêt à posséder une double nationalité.
Quitte, forcément, à faire parfois grincer quelques dents.
“Daniel, la France nous l’a acheté, elle lui a tout payé !”, s’insurge Oliver Fayssal. “Effectivement la France a donné à Daniel la chance de pouvoir vivre son histoire, il nous a paru naturel qu’il la représente en retour”, nuance Sami Jade qui, comme de nombreux Libanais, s’était pour sa part installé à Paris en 1978 pour fuir – déjà – la guerre civile et finir ses études de médecine.
Etabli non loin de Roland-Garros, en plein dans les années Borg, il y avait attrapé le virus du tennis, qu’il a ensuite également transmis à son fils aîné, Williams, lequel débute pour sa part une carrière universitaire aux Etats-Unis, en Louisiane.
Arrivé en France en 2020 chez son oncle basé en Normandie, passé par le Pôle de Poitiers et désormais rattaché au CNE sous la responsabilité de Stéphane Huet, Daniel, qui vient de disputer la Coupe du monde juniors à Antalya aux côtés de Moïse Kouamé et Ferdinand Livet, risque en tout cas de se retrouver aux portes d’un choix cornélien.
Depuis 2015 et la révision d’une règle de l’ITF, les joueurs ayant participé à la Coupe Davis ou aux Jeux Olympiques sous les couleurs d’un pays ne peuvent plus changer en cours de carrière, comme l’ont fait certains joueurs par le passé tels Ivan Lendl ou Greg Rusedski.
Outre un confort matériel et logistique, le choix de la France éviterait à Daniel un autre éventuel problème épineux à gérer :
l’absence de relation diplomatique entre le Liban et Israël, dont le tennis a tout autant souffert de la guerre au point de n’avoir plus, aujourd’hui, le moindre joueur de simple dans le top 450.
Et d’être également contraint d’exporter son équipe de Coupe Davis à l’étranger, en l’occurrence à Chypre où elle a joué sa dernière rencontre, contre l’Ukraine.
Quand je me réveille, je commence par m’assurer que ma famille et mes amis sont en sécurité
Alors qu’il devait récemment être opposé, en double, à l’Israélien Daniel Cukierman au 1er tour du Challenger de Brest, dont il a été demi-finaliste en simple, Benjamin Hassan a préféré se retirer, évoquant un mal de tête.
Impossible, vraiment, de voir un Israélien et un Libanais opposés sur un terrain de tennis ?
Hady Habib, qui est désormais basé à Buenos Aires après avoir entamé une collaboration avec l’ancien joueur argentin Patricio Heras, botte en touche : “Je préfère éviter toutes les questions politiques”.
Une position compréhensible, mais une situation forcément pesante, sur le plan mental. “Quand je suis sur le court, j’essaie de ne pas penser à tout ça mais, en dehors, je suis évidemment affecté par ce qui se passe, confirme-t-il.
Quand je me réveille le matin, je commence par m’assurer que ma famille et mes amis sur place sont en sécurité. Cela m’absorbe de l’énergie, bien sûr. Mais je dois faire avec. Aujourd’hui, le plus important n’est pas là.
Au-delà de toute question politique ou religieuse, nous ne pouvons plus continuer à supporter de voir des civils tués, des immeubles s’effondrer. Nous voulons simplement que ça s’arrête et que la paix s’instaure.”
“Même si je vis en Allemagne (à Coblence, où il est pour sa part entraîné par un autre Germano-libanais, Ibrahim Hassan), j’ai de la famille à Beyrouth et nous sommes évidemment inquiets”, confirme
Benjamin Hassan dont le papa était lui-même un joueur de Coupe Davis libanais avant de fuir la guerre civile dans les années 70. “Je me tiens forcément au courant, mais j’évite de rester trop collé à l’actualité car cela ne m’apporte que du négatif.
Et j’ai bien peur que ce soit de pire en pire. Honnêtement, je ne vois pas de solutions…”
“Le Liban est un pays avec tellement de religions et de communautés différentes, dans une région tellement passionnelle qu’on en arrive aujourd’hui au bord du précipice, conclut Sami Jade.
Savoir Daniel en sécurité en France, comme William aux Etats-Unis, c’est ce qui nous console car, croyez-moi, c’était une décision très difficile de nous séparer d’eux. Mais au moins, ils sont en sécurité, et ils peuvent construire leur projet dans la stabilité.
Ici, le Liban est un pays en train de s’effondrer sous nos yeux… “
Et si c’est grâce au tennis que le peuple libanais retrouvait une forme de joie, et de croyance en des jours meilleurs ? Un doux rêve, peut-être.
Mais un rêve qui a commencé à prendre corps cette année, ce qui est déjà en soi une immense victoire.