D’un pas svelte et nonchalant, Isabelle Huppert fait son apparition dans le salon tendu de velours rouge d’un petit hôtel de Saint-Germain-des-Prés. Elle esquisse un sourire et s’excuse de son retard, pendant que notre regard se pose sur le dessin de ses pommettes joliment rehaussées, puis sur sa tenue, un look à la Sagan – petit pull en cachemire noir et pantalon cigarette – qui contraste avec ses baskets blanches si urbaines.

Ses mains expressives aux ongles rouge framboise jouent avec une bague sculpturale géante : trois anneaux entrelacés, signés Balenciaga, qu’elle glisse et enroule à son doigt, puis pose sur la table comme un objet d’art à contempler. La relation ludique qu’Isabelle Huppert entretient avec ce bijou évoque la frontière presque invisible qu’elle met entre l’art et sa vie intime.

Un objet de son quotidien se transforme souvent en outil de création. Elle raconte, par exemple, qu’il lui arrive d’utiliser des pièces de sa garde-robe – un foulard, un chemisier, une robe – pour les mettre au service d’un personnage qu’elle interprète au cinéma ou au théâtre. Parfois, elle aime aussi garder sur elle la trace d’un rôle féminin avec lequel elle se confond : ce matin, elle porte le vernis à ongles de Liliane Bettencourt, qu’elle incarne dans un biopic intitulé La Femme la plus riche du monde, de Thierry Klifa, dont le tournage vient de s’achever. Huppert dit ne pas ressentir le besoin de tracer une ligne de démarcation nette entre son identité et la projection d’elle-même au service d’un récit : «J’aime les zones floues. Je n’ai pas peur de me perdre entre la fiction et le réel. Au contraire, c’est une façon pour moi de traquer la vérité.»

Insaisissable, elle oscille entre les opposés comme l’aiguille d’une boussole : ici hiératique, là vaporeuse comme un nuage, elle est parfois d’une réserve exacerbée, puis ouverte à tout fantasme lié à la création. Son visage, dit-elle, est «une toile blanche où chaque réalisateur et photographe peut inscrire une histoire.» Comédienne de l’extrême, Huppert a imposé sa stature internationale sans jamais connaître d’éclipse : près de 130 films au compteur et des rôles écrasants au théâtre, dont Bérénice, signé Romeo Castellucci, actuellement sur scène.

Psychanalyse du style

Descendante des sœurs Callot, fondatrices de feu la célèbre maison de couture française, la comédienne est connue pour son regard aiguisé et son sens de la mise en scène. Au dernier Festival de Cannes, elle arborait une robe-peignoir blanche duveteuse nouée à la taille, un collier de diamants et des lunettes noires, en jouant encore une fois avec la frontière entre les coulisses et le feu des projecteurs. Passant de looks hollywoodiens audacieux – veste à plumes sur une paire de collants, corset et longs gants – au minimalisme du tailleur-pantalon androgyne, Isabelle Huppert a toujours fait preuve de polyvalence et d’imagination en matière de mode.

La comédienne, égérie Balenciaga, dit aimer le noir en ce moment, mais lorsqu’elle nous ouvre en exclusivité les portes de sa garde-robe, les couleurs, les coupes et les styles se déploient devant nos yeux comme autant de facettes multiples de son identité. Car si Isabelle Huppert possède un don, c’est bien celui de surprendre. Ce qu’elle fait depuis toujours. Entre quatre spectacles de théâtre – dont celui de Bob Wilson, Mary Said What She Said, qu’elle joue en Corée – et plusieurs tournages, la comédienne se raconte à travers une psychanalyse de son dressing.

Madame Figaro. – Henry James disait que «le moi se compose d’une âme, d’un corps et d’un vêtement .» Dans quelle mesure un dressing révèle-t-il notre vraie identité ou, à l’opposé, la dissimule-t-il ?
Isabelle Huppert. – Henry James prend rendez-vous avec Shakespeare : «Être ou ne pas être ?» Se révéler ou s’effacer ? Un dressing est certainement une interface entre soi et le monde, une antichambre où l’on prend chaque jour une décision. C’est un endroit intime, qui fait encore partie de notre vie secrète, mais en réalité nous projette déjà à l’extérieur. Selon l’humeur et les occasions, on peut y passer beaucoup de temps ou seulement quelques instants. Aujourd’hui, par exemple, j’étais en retard, mais j’avais envie de me préparer.

Pour vous habiller, vous sentez-vous totalement libre d’oser, ou vous conformez-vous à une cohérence stylistique qui vous définit ?
J’aime observer les femmes qui parviennent à avoir une identité visuelle immédiatement reconnaissable – comme l’avait réalisé Jane Birkin, par exemple. En ce qui me concerne, c’est l’inverse. Je ne pense pas avoir un style particulier. Mais, désormais, je suis un peu addict au noir de Demna (le directeur artistique de Balenciaga, NDLR) ! J’ai du mal à aller vers autre chose. Même si je ne me sens pas obligée de me conformer. C’est ce que j’aime dans ma rencontre avec lui. Quand je fais un film, c’est une autre histoire. Précisément «une autre histoire.» Là, j’ai besoin d’une direction. C’est la porte d’entrée dans la fiction.

Tout est langage, signification, même le vêtement

Isabelle Huppert

Lors du dernier Met Gala, vous portiez une robe de mariée des années 1930 des Sœurs Callot, réinterprétée par Balenciaga. Qu’est-ce qui vous fascine dans l’aventure de vos ancêtres, ces quatre sœurs qui ont fondé leur maison en 1895 ?
Je savais que le Met, à New York, possédait quelques-unes de leurs pièces, je l’ai signalé à Anna Wintour, et le conservateur du musée a choisi cette magnifique robe à traîne pétale, confectionnée en satin de soie couleur champagne, pour en faire une des pièces maîtresses de l’exposition Sleeping Beauties. Mon arrière-grand-mère et ses sœurs étaient dentellières à l’origine. Leur savoir-faire se déploie sur cette pièce : Demna en a fait une copie. Il a ajouté des détails qui évoquent la précision du travail des sœurs Callot, comme ce mouchoir de dentelle qu’il a fait broder sur le poignet. Les détails sont essentiels dans une robe qu’on va porter sur un red carpet. Ils font toute la différence, et tous les designers le savent. Le dessin d’un col, d’une manche ou d’un motif prend soudain une importance esthétique capitale.

Votre dressing fait-il écho à la méticulosité qui vous accompagne dans votre métier ? Rangez-vous, par exemple, vos vêtements dans un ordre particulier, comme des livres dans une bibliothèque ?
J’aimerais bien. Heureusement que j’ai les idées plus claires que mon sens du rangement. J’ai beau lire et relire le livre de Marie Kondo, je n’y arrive pas. Mais ça laisse la porte ouverte au hasard. Ce qui compte n’est pas ce qu’on cherche, c’est ce qu’on trouve sans l’avoir décidé. Quant à mes livres, ils sont plus souvent disposés en piles sur des étagères…

En regardant les vêtements dans vos armoires, quelles tonalités et matières de tissus priment ?
J’ai aimé porter des couleurs – des rouges, des bleus et des verts… Mais depuis un certain temps au quotidien, le noir Balenciaga revient souvent. Car le noir réunit deux qualités : l’élégance et la sobriété. Il montre sans montrer, et il invisibilise. Il fait ressortir les détails du visage, d’un bijou. Soulages nous a appris que du noir «émane une lumière secrète» ! Quant aux lignes des vêtements, j’aimais et j’aimerai toujours les épaules monumentales introduites par Thierry Mugler et reprises d’ailleurs par Demna. Elles font croire que l’on est fort et apportent immédiatement une allure, une présence.

Le noir réunit deux qualités : l’élégance et la sobriété

Isabelle Huppert

Comment avez-vous choisi les pièces de ce shooting ?
Ce sont plusieurs époques qui se parlent. Cela suggère que les vêtements n’ont une actualité que parce qu’on décide de leur en donner une. En les regardant, je me dis que ces robes sont intemporelles, indémodables. Le décor, l’œil du photographe et la qualité de l’image apportent une clé supplémentaire pour les redécouvrir, leur confèrent une modernité. La photographie peut nous les révéler. J’ai eu la chance de rencontrer de grands photographes, comme Sarah Moon, Nan Goldin, Richard Avedon, Paolo Roversi, Peter Lindbergh, Herb Ritts qui ont cette capacité. J’aurais aimé croiser Robert Mapplethorpe, dont j’ai été la curatrice d’une exposition chez Thaddaeus Ropac.

Vous souvenez-vous d’un photographe qui a sublimé un vêtement lors de l’une de vos séances photo ?
Je me souviens d’une séance avec Robert Doisneau, qui m’a photographiée pour une série en noir et blanc (de Madame Figaro, d’ailleurs !) dans un bar parisien du XVIIIe arrondissement, un quartier qu’il affectionnait. Je portais une petite robe au genou, minimaliste. Une création de Thierry Mugler. Elle était simple, assez près du corps, avec des poches et des petits boutons sur l’avant, comme un tablier. Robert Doisneau l’a rendue intéressante, sage et pas sage en même temps.

Est-ce que le vêtement vous glisse forcément dans un jeu de métamorphose comme un costume de scène ?
Cela dépend des occasions. Certains événements ritualisés – festivals, red carpet – exigent plus de transformations que la vie quotidienne. Mais les vraies métamorphoses, ce sont bien sûr celles pour les passages à la fiction qui l’exigent. Là, tout est permis. Et tout doit être mis en œuvre pour qu’on croie à la rencontre entre la personne et le personnage. Par ailleurs, dans toute l’histoire du cinéma et du théâtre, il y a de grands rendez-vous avec la mode, par exemple Audrey Hepburn et Hubert de Givenchy ; ou même avec le théâtre. Romeo Castellucci l’a bien compris en demandant à Iris van Herpen de créer les deux robes que je porte dans Bérénice et qui racontent si bien ce que Roméo a voulu qu’elle soit.

Je n’ai pas peur de me perdre entre la fiction et le réel. Au contraire, c’est une façon pour moi de traquer la vérité

Isabelle Huppert

Comment vous êtes-vous découverte à travers les modes, et combien de fois avez-vous changé de style dans votre vie ?
J’ai des souvenirs de moi à 13 ans vêtue d’un kilt et d’un petit pull en shetland avec des motifs en losange. Plus tard, il y a eu l’époque du pantalon pattes d’eph’, des chemises indiennes, comme tous les jeunes de cette génération. Mon style a évolué de façon très naturelle, rythmé par l’époque. On veut tous suivre de près ou de loin une sorte de sociologie du vêtement. On souhaite ressembler aux autres, mais en même temps s’éloigner de la norme afin d’affirmer son identité unique. En ce qui me concerne, je n’ai jamais été très féminine. J’ai toujours aimé un certain dépouillement et les pièces en cuir noir. Les modes contemporaines, genderless, me correspondent assez bien. Je suis toujours intriguée par la façon dont, au fil des saisons et d’un seul coup de crayon, un style, une mode s’emparent des vitrines des boutiques, des magasins et des grandes surfaces d’une ville. Ils nous envoient des messages à travers des signaux visuels, des mots d’ordre que l’on suit, sans trop savoir pourquoi. Cet été, par exemple, les robes longues ou les pantalons cropped.

Vous dites ne pas avoir un style identifiable. Mais si vous deviez décrire votre visage, n’y voyez-vous pas des traits qui sautent immédiatement aux yeux ?
Je me suis toujours vue comme une page blanche. C’est une chance pour une actrice. Mon visage se prête facilement à toutes sortes de transformations. Cela ne signifie pas que je n’ai pas de traits qui caractérisent mon identité. Mes cils, par exemple. Ils sont incolores, transparents, ce qui me confère un regard particulier. Mais on peut les maquiller.

Quels sont les couturiers qui ont parfait votre éducation sentimentale en termes de style ?
Oui, sentimentale, ça me va ! Car j’ai aimé porter les robes de Thierry Mugler, Karl Lagerfeld, Azzedine Alaïa, Emmanuel Ungaro, Giorgio Armani, Yves Saint Laurent… Enfin, maintenant, bien sûr, Demna Gvasalia chez Balenciaga. Karl était un homme très drôle – les gens le prenaient beaucoup plus au sérieux qu’il ne le faisait lui-même. Il était très intelligent, très cultivé. Les créateurs que j’aime ne sont pas focalisés que sur la mode ; ils se nourrissent de littérature, de musique, de cinéma et de théâtre. Ils ont une vision globale de la création. Ils sont réceptifs à la modernité, à l’audace. Ce qu’ils voient rejaillit dans leurs créations, dans leur science des couleurs et des formes. Giorgio Armani, par exemple, est un passionné de théâtre. Il est souvent venu me voir jouer dans des mises en scène de Bob Wilson et, récemment, il a assisté à l’une de mes interprétations de Bérénice, de Romeo Castellucci, à Milan. De la même manière, le cinéma s’inspire d’expressions artistiques multiples. Dans le film Sidonie au Japon, par exemple, on me voit sur l’île de Naoshima, haut lieu de l’art contemporain, face à des photos en noir et blanc de Hiroshi Sugimoto, immense photographe japonais.

Isabelle Huppert porte une robe plissée Balenciaga et des boucles d’oreilles Chopard. Eric Nehr

Qu’est-ce qui vous fascine dans les créations actuelles de Demna pour Balenciaga ?
Je ne suis pas fascinée, ça m’empêcherait de bien voir et de bien apprécier son immense talent. La fascination n’est pas un sentiment qui m’habite. Je dirais que je suis très intéressée par ce qu’il fait. Il y a une intelligence, une insolence dans ses créations. Ses défilés sont une hyperbole : j’aime son geste presque violent, ses couleurs spectaculaires de red carpet et son obsession picturale du noir. Ses coupes sculpturales dessinent le corps de façon très marquée ou elles l’invisibilisent complètement. Il y a chez lui une forme de rigueur très forte : pas de mièvrerie, de superflu.

Collectionnez-vous des pièces de créateur ? Vous accompagnent-elles, comme des objets d’art ?
Je garde les plus belles robes et tenues. Je m’en sers beaucoup pour les films et même pour les pièces de théâtre. Ça devient une forme d’incarnation, d’exercice voué à la composition d’un personnage. Je suis à la fois moi-même et une autre, plongée dans une zone grise mystérieuse. Quand je jouais Hedda Gabler, d’Ibsen, j’apparaissais sur scène avec une longue robe de chambre en velours rouge qui m’appartenait. Je l’avais achetée à New York, et elle me suivait jusque sur la scène des Ateliers Berthier ! Cela me procurait un sentiment étrange et très agréable : j’étais à la fois chez Ibsen et dans mon salon. La frontière était brouillée. C’est le principe même de l’incarnation. Par exemple, dans la plupart des films que j’ai faits avec Hong Sang-soo, je ne porte pratiquement que mes propres vêtements. Hong Sang-soo les choisit comme un peintre, par nuance de couleur. Pour A Traveler’s Needs, son dernier film (sortie en janvier, NDLR), c’est une petite robe que j’ai achetée dans une boutique près de chez moi, quelques heures avant de prendre l’avion pour rejoindre le tournage à Séoul. Nous n’arrivions pas à trouver la tenue pour mon rôle. Ce n’était pas évident, car, chez Hong Sang-soo, il n’y a pas de scénario. Mais il m’a donné quelques informations sous forme d’impressions : j’incarne une femme qui enseigne le français et tente de révéler les gens à eux-mêmes à travers ses cours de langue. J’ai trouvé cette robe avec des petites fleurs bleues et rouges. Je lui ai envoyé la photo par téléphone. Il a l’a trouvée parfaite. J’y ai rajouté le petit pull vert acheté en même temps. Tout est signification, tout est langage, même le vêtement. Quant aux sandales, elles venaient d’une boutique de Madrid, où j’avais accompagné Jean-Paul Salomé alors que nous présentions La Syndicaliste, et le sac bleu, il est à moi. Tout cela se retrouve en Corée, pour A Traveler’s Needs, le bien nommé La Voyageuse.

En quoi aujourd’hui le vêtement évoque-t-il un sentiment de liberté et d’évolution des mœurs des femmes ?
La liberté des tenues en Occident évoque le droit des femmes à être ce qu’elles souhaitent, c’est-à-dire plurielles, complexes, multitask et libres surtout. On montre ce qu’on a envie de montrer. On ne se cache plus. On affirme le corps dans toute sa diversité, de façon décomplexée. On assume qui on est. Ce sont toujours les femmes à être les premières victimes lorsqu’un pays touche aux libertés d’expression essentielles, regardez les femmes en Iran. L’évolution d’une société se raconte beaucoup à travers l’affirmation de l’image féminine.

Photos réalisées grâce à l’aimable collaboration des Hôtels Baverez, à Paris : l’hôtel Raphael, l’hôtel Regina Louvre et le Majestic Hôtel-Spa.